Patrick Harboun

Rencontre avec Patrick Harboun, asset supervisor : comment superviser à 8000km de distance ?

3DVF : Une des caractéristiques de ton parcours est le travail à distance, un sujet malheureusement d’actualité. Chez MPC et DNEG Londres, tu as eu l’occasion de superviser des équipes pourtant situées à plusieurs milliers de kilomètres, au Canada ou en Inde.
Pourquoi les studios faisaient-ils appel à ce mode de gestion plutôt que de mettre en place un superviseur sur place ?

Les studios centralisent la responsabilité des Assets en seul point de contact car cela permet de garder un aperçu global sur tous les assets, et d’établir une communication plus fluide avec le reste de la production. 

Les équipes des autres sites sont gérés soit par des leads, soit par un autre superviseur si le projet est complexe. Mais souvent le superviseur de Londres agit comme superviseur global, car notre fuseau horaire nous permet de faire le pont avec les autres sites.

De plus, historiquement, Londres concentre plus d’ancienneté et d’expérience que d’autres sites, même si c’est en train d’évoluer.

Chair de poule, le film
Chair de poule, le film

3DVF : Quelles sont les difficultés principales en tant que superviseur dans ces situations, par rapport à une supervision « en face à face » ? Et quelles techniques permettent de les surpasser ?

La communication est essentielle. La distance a tendance à diminuer l’empathie pour nos collègues et ceci peut engendrer une culture de reproches nocive pour le tout le monde, y compris le projet. Un malentendu, ou même une fausse supposition peut faire perdre des journées de travail.

Les dailies sont au coeur du télétravail avec les équipes des autres sites. Ces réunions journalières permettent de passer en revues les travaux des équipes, mais également d’apprendre à se connaître. 

Les dailies se déroulent ainsi: Au préalable, les artistes préparent des clips de turntables ou de présentations de leur travail qu’ils téléchargent ensuite sur Shotgun (ou autre base de données du studio). Lors d’un appel, le superviseur et l’équipe de l’autre site se parlent en visionnant et annotant ces clips sur le lecteur RV. Enfin, ce suivi journalier avec les artistes permet de mettre en évidence les obstacles qui pourraient les ralentir.

Un autre atout est le brief écrit et publié sur l’intranet du projet (et non perdu dans un email). Contrairement aux briefs oraux, ces briefs écrits peuvent servir de point de référence constant, et éviter la perte d’informations lié au bouche à oreille. 

De plus le fait de décrire chaque étape de fabrication peut faire réaliser et anticiper des problèmes inattendus. Le brief doit contenir toutes les références, et toutes les contraintes techniques, mais aussi des astuces pour optimiser la tâche. 

La difficulté est souvent de juger la granularité des explications. J’ai trouvé que parfois il était bénéfique de rester vague sur une étape, quand j’attendais plus d’initiative de l’artiste.

Oui, ces briefs peuvent mettre beaucoup de temps à écrire et illustrer, mais ils en valent la peine.

Ghost in the Shell

En tant que superviseur, il est également vital d’établir un rapport de confiance avec ses collègues et faire comprendre que l’on reste disponible à tout moment par appel ou messagerie. 

Dans toutes circonstances, il faut rester respectueux. Chaque artiste veut donner le meilleur de soi. Si une erreur a été commise, c’est rarement intentionnel. Dans ces cas, il faut essayer de comprendre le problème sous-jacent (confusion du brief, limite hardware, tâche senior attribué à un junior, etc.) plutôt que de chercher un coupable.

Je conseille aussi de se familiariser avec les noms de chaque artiste et d’apprendre à les connaitre, même s’ils habitent à l’autre bout du monde. Chaque artiste a ses compétences, et mieux on connait son équipe, mieux on peut la guider. Et puis c’est simplement une preuve de respect. J’ai pu forger de bonnes amitiés avec des collègues que je n’ai jamais rencontrés face à face.

Un autre signe de respect est d’être conscient de leur fuseau horaire et éviter de faire requête importante à la fin de leur journée.

Une dernière recommandation: une image vaut mille mots. Dans notre métier de l’image, il est souvent plus clair d’annoter un screenshot plutôt que de se lancer dans la rédaction d’un paragraphe de descriptions.

3DVF : En termes de coordination et productivité, quel est l’impact de la distance ?

Sur mes derniers projets, le fait de travailler avec des équipes à distance n’affectait pas notre efficacité. Il y a mêmes certaines tâches qui étaient même mieux faites en Inde qu’à Londres.

Le plus grand challenge était de coordonner ma journée en fonction de mes équipes. 

Pirates des Caraïbes: La vengeance de Salazar

Par exemple sur Pirates des Caraïbes: La vengeance de Salazar, je me concentrais sur mon équipe à Bangalore dans la matinée. A midi, je faisais une tournée des bureaux des artistes Londoniens. En début d’après-midi, Montréal nous appelait, suivi par Vancouver à 17h. Ensuite, je devais préparer les briefs et les feedback pour l’équipe de Bangalore, pour être sûr que tout soit prêt lorsqu’ils commencent leur journée le lendemain.

Pirates des Caraïbes: La vengeance de Salazar

Le travail à distance nécessite d’être plus rigoureux. Or ça a l’avantage de garantir un meilleur suivi du projet, qu’on risque de sous-estimer quand les artistes travaillent à quelques mètres de nous.

3DVF : De tous les projets que tu as eus à superviser à distance, lequel a été le plus complexe/délicat, et pourquoi ? Comment toi et ton équipe avez-vous ensuite fait face à ces problèmes ?

C’était sans doute 300: Rise of an Empire en 2013, le premier projet où j’ai travaillé avec des équipes en Inde et au Canada. La plus grande difficulté était de juger les aptitudes d’une toute nouvelle équipe. Lorsque nous avons dû recréer la ville de Persépolis, j’avais oublié de préciser le ratio des UVs dans mon Brief. Du coup, le model de la ville comportait plusieurs centaines d’Udims! J’ai du développer un script dans Maya et Nuke pour réduire la taille des UVs et textures par 4. 

Au fur et à mesure des projets, j’ai appris à connaître les artistes des autres sites et j’ai adapté ma supervision.

3DVF : Quels projets t’ont rendu le plus fier, et pourquoi ?

Chaque projet avait ses points d’intérêts. Cela dit, il y en 3 qui ressortent pour moi:

Pirates des Caraïbes : La vengeance de Salazar à MPC

La charge de travaille initiale était colossale: 18 pirates fantômes, 14 navires, 3 requins zombies, 6 digi-doubles high-res, etc… Mais heureusement grâce à une superbe équipe et surtout le luxe d’avoir 2 années entières, nous sommes parvenus à un résultat très peaufiné.

Pirates des Caraïbes: La vengeance de Salazar

Pokemon: Detective Pikachu à MPC

En tant que fan de Nintendo, ce fut un privilège de rencontrer et travailler avec Rob Letterman au tout début de la création du personnage de Pikachu.

Avengers: Endgame à DNEG

C’était une expérience unique de pouvoir travailler sur un projet avec la connaissance que cela allait devenir un événement culturel qui allait marquer l’histoire du cinéma d’Hollywood. Cela se sentait au souci du détail apporté à chaque pixel. Il y avait un engouement énorme, car personne ne voulait avoir le regret de détecter quelque chose d’améliorable en revoyant ce futur classique dans 10 ans.

Avengers : Endgame
Avengers : Endgame

3DVF : Sur un tout autre sujet, le film Sonic a fait parler de lui en raison du redesign complet de son personnage principal. Or, tu as justement travaillé sur le pitch de MPC pour un projet similaire : le film Pokémon, avec notamment la mise en place d’un design assez proche de celui finalement visible en salles.
Pour toi, quels sont les pièges à éviter lorsque l’on transpose un personnage iconique au cinéma, et en particulier un personnage qui passe d’une approche stylisée à un rendu beaucoup plus réaliste ?

Tout d’abord, j’aimerais dire que j’ai énormément de respect pour le travail immense qu’a fait l’équipe de Sonic. 

Pour ce type d’adaptation, il y a 2 approches: Soit on conserve les proportions cartoons et on applique un rendu réaliste (exemples: Garfield, Scooby-Doo). Soit on réinvente le personnage dans le monde réel en suivant les règles de la zoologie (exemples: Paddington, Pete’s Dragon).

Pokemon: Detective Pikachu

L’approche zoologique plait beaucoup aux studios car elle présente un challenge plus intéressant, même si le résultat s’écarte de l’original. Au début, pour brainstormer des concepts de Pikachu, j’avais assemblé des moodboards de rongeurs exotiques et d’animaux à poils jaunes. Mais nous nous sommes vites rendus compte que c’était un piège. En effet, plus on sacrifiait des caractéristiques du design original, plus on s’en éloignait. Par exemple, un Pikachu de la couleur d’un Golden Retriever ne fonctionne pas. 

Par ailleurs, plus l’attachement au personnage est fort, plus il est difficile de s’en distancer. Pour un personnage mondialement adoré comme Pikachu, la moindre déviation, pourtant bien intentionnée, peut être mal perçue. Par exemple dans notre design, la sclère (le blanc des yeux) devient visible quand Pikachu tourne les yeux (pour indiquer une direction de regard). Or certains fans se sont plaints de ce détail contraire au dessin animé. Pourtant nous avions trouvé des solutions sans compromis pour ses joues rouges, sa queue en zigzag et sa couleur jaune. 

Pokemon: Detective Pikachu

3DVF : Pour finir, tu es actuellement en recherche de poste… Peux-tu nous en dire plus sur tes critères ?

J’explore actuellement la possibilité d’être asset supervisor en remote. Etant basé au Luxembourg, je peux facilement me rendre aux studios des pays avoisinants plusieurs fois par mois.

La crise du COVID-19 a malheureusement fait perdre immensément d’emplois dans notre industrie. Or je vois une opportunité dans l’engouement des studios pour le remote working, qui, j’espère, subsistera une fois que les tournages reprendront.

Pour en savoir plus :

-La page LinkedIn de Patrick Harboun ;
-Son profil IMDB ;
-L’interview de Thomas Campos, previz/rough layout artist, évoquée dans cet article.

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