Ci-dessus : affiche du festival et deux images de clips sélectionnés, produits par Temple Caché et créés à l’aide d’IA générative.
Face à la déferlante de l’IA générative, les festivals d’animation et d’effets visuels ont un rôle majeur.
Par leur rôle de prescripteurs/sélectionneurs en autorisant ou non ces techniques dans leur sélection, mais aussi via l’angle des conférences organisées autour de ces enjeux et dans la mise en lumière de personnalités et entreprises.
Nous avons déjà sollicité le Festival d’Annecy sur ce sujet. Durant le Festival National du Film d’Animation, qui se tenait à Rennes il y a quelques jours, nous avons interviewé Jeanne Frommer, coordinatrice éditoriale du festival.
Nous lui avons demandé de revenir sur la présence de plusieurs projets impliquant de l’IA générative dans la sélection, ainsi que sur la journée de conférences liées aux IA génératives. Nous avons d’ailleurs filmé cette journée, qui arrivera en ligne sur notre chaîne Youtube pour que vous puissiez vous faire votre propre avis.
L’interview est aussi l’occasion d’évoquer l’impact de l’IA sur l’emploi et sur d’autres domaines que l’image (voix, écriture), l’importance des retours du public, ou encore les défis pour les festivals eux-mêmes.
3DVF : Bonjour Jeanne, tu es Coordinatrice Éditoriale du Festival National du Film d’animation, organisé chaque année par l’AFCA à Rennes.
Nous souhaitions justement en savoir plus sur la position de l’équipe autour de l’IA générative : le sujet fait débat et a des enjeux multiples. Dans ce contexte, les festivals ont évidemment un rôle à jouer, entre autres via leur programmation, et en tant qu’espaces d’échanges.
Cette année, le festival comportait une journée de conférences consacrées à l’IA générative, une jam, et la sélection projetée au public présent comportait plusieurs projets s’appuyant sur l’IA générative. Quelle a été la réflexion au sein de l’AFCA et de toute l’équipe du Festival sur ce sujet ?
Jeanne Frommer – Coordinatrice Editoriale du Festival National du Film d’animation : En ce qui concerne la journée technique avec des conférences centrées sur l’IA générative, il s’agit de la poursuite d’un partenariat lancé depuis plusieurs années avec l’école Creative Seeds. Les locaux de l’AFCA sont d’ailleurs situés dans le bâtiment de l’école.
On souhaitait aussi élargir le public du festival, densifier notre volet technique. Travailler avec Creative Seeds avait donc du sens puisque l’école se spécialise dans la 3D, qui n’est pas forcément au cœur de l’ADN du festival. Comme ils ont créé le groupe de travail “Creative Machines” centré sur l’IA, ce sujet s’est imposé à eux sur cette journée. Ils voulaient proposer une journée qui puisse se rapprocher des RADI [NDLR : les RADI sont le volet centré sur la recherche et l’innovation des RADI-RAF, rencontres qui ont lieu chaque année à Angoulême. L’édition 2023 avait été filmée par 3DVF].
Nous leur avons fait confiance, c’est un sujet qui est d’actualité et qui mérite d’être traité, avec des temps de rencontres entre professionnels pour en discuter. La question de faire ou non une journée sur l’IA ne s’est donc pas vraiment posée, je pense que nous avons besoin de ces temps-là pour prendre du recul, mieux comprendre, échanger pour débattre des implications.
Sur la question de la programmation, ce sont effectivement des questions que l’on s’est posées, comme d’autres festivals : nous avions d’ailleurs vu la position du Festival d’Annecy sur ce sujet, puisque vous leur aviez posé la question [NDLR : voir notre article].
Concrètement, nous avons reçus un film côté pro qui n’a pas été sélectionné et deux clips que nous avons choisi de montrer durant l’édition 2024, en partie générés par IA (les clips sont Chien Méchant – Étoile Filante et La Chica – Oasis par Temple Caché). Et j’ai eu des retours de festivaliers qui ont tiqué face à cette sélection.
Nous faisons évidemment face à un « problème », nous sommes programmateurs et non pas techniciens ou animateurs. Nous ne voyons pas forcément qu’un projet a utilisé de l’IA générative, ce qui a été retravaillé ou non derrière, à quel point l’IA est présente. Et cette difficulté va empirer à l’avenir.
De plus, et c’est un débat plus philosophique : où se place la limite de l’animation ? Un film dans lequel il y aurait des images générées par IA mais toutes retravaillées, redessinées, c’est de l’animation car il y a de l’image par image. Cependant, ce n’est pas un artiste qui a créé le travail de base mais un ordinateur. Cela pose tout un tas de questions, auxquelles je n’ai pas forcément les réponses.
Nous sommes attentifs à cela car on sait que ça arrive, que ça va être de pire en pire, et qu’il va falloir trouver un chemin pour continuer à valoriser les artistes. Mais tout en ayant le recul nécessaire : je pense que l’on ne pourra pas faire de festival sans IA, de fait les logiciels en intègrent déjà. Je pense qu’il y a quelque chose à trancher entre la génération de l’image, fixe ou animée, et l’IA en tant qu’outil qui facilite le travail.
3DVF : Le cœur du débat étant finalement moins sur IA au sens large vs absence d’IA que sur l’usage. Le denoising par IA en 3D ne pose aucun souci aux artistes et à l’industrie créative, alors que les outils d’IA générative entraînés sur des données récupérées de manière non éthique, voire avec un aspect légal douteux, posent plus de questions.
Exactement. Et c’est ce qui faisait tiquer certaines personnes qui ont fait des retours. Je m’étais interrogée avant de les choisir, je savais que l’on risquait d’avoir ce type de critique et il faut que nous soyons attentifs sur ces sujets, et même au-delà, par exemple sur la question du doublage, des scénarios, car de nombreux métiers risquent d’être en péril à cause des IA.
Et en même temps, à l’heure actuelle, je n’ai pas l’impression que les IA génératives soient suffisamment développées pour pouvoir remplacer ce qui fait l’âme, le cœur d’un film.
3DVF : C’est vrai que l’IA générative est encore très perfectible. Mais les personnes qui souhaitent qu’elle ne soit pas présente dans les festivals, par exemple peut-être avec un moratoire, le savent aussi.
Leur but est sans doute plutôt d’éviter de normaliser l’IA générative dès à présent. Et aimeraient donc, selon le cas, que l’IA générative soit refusée en bloc par les festivals, que ceux-ci n’avancent pas trop vite, ou encore qu’il y ait une différenciation du traitement des oeuvres selon l’IA générative utilisée, par exemple en s’opposant aux IA génératives qui posent question au niveau éthique/légal sur les sources utilisées pour l’entraînement.
C’est vrai, et je suis totalement favorable à la création de règles autour de l’IA pour les inscriptions en festivals. Mais on a toujours le risque que des gens contournent ces règles. Et je reviens à ce que j’évoquais, avec le cas d’images générées mais retravaillées, qui seraient finalement de la rotoscopie sur IA. Où met-on le curseur ?
Je n’ai pas de réponse là-dessus, c’est une question qui va évidemment se poser encore plus pour les prochaines éditions, et il faudra que l’on ait une position, que l’on s’y tienne, et que l’on soit capable de la justifier auprès du public et des professionnels. Et… J’ai 6 mois pour y réfléchir, dans le cadre de la préparation de l’édition 2025 du Festival !
3DVF : Tu évoquais d’autres domaines comme le doublage, et ce sont effectivement des secteurs qui vont aussi être affectés. Sur 3DVF, nous avions interviewé il y a quelques mois Véronique Augereau et Philippe Peythieu, qui sont entre autres les voix françaises de Marge et Homer Simpson. Le duo expliquait déjà ses craintes à ce sujet pour leur profession. Côté scénario, c’est effectivement un sujet, qui sera sans doute abordé par le Festival National du Film d’Animation année après année puisque vous avez un parcours de conférences dédiées sur l’écriture.
3DVF : un autre risque va sans doute se concrétiser, mais pour les festivals eux-mêmes : on verra peut-être une avalanche de films créés en quelques minutes avec un prompt être soumis aux comités de sélection. Avec du coup des équipes « noyées » sous le volume de projets à visionner.
Oui, j’en discutais d’ailleurs avec un réalisateur de clips, qui soulignait ce risque de contenus générés très rapidement.
Je ne pense pas que l’IA va détruire le côté « cinéma d’auteur », mais en revanche, l’IA enlèvera sans doute du travail sur des productions plus automatisées, plus marketing, typiquement du projet de commande. S’il est possible de produire en payant moins, les sociétés qui font de la prestation le feront. Or on sait très bien que ce type de contrats et de productions font partie de ce qui fait vivre les artistes en animation.
Et s’ils ne peuvent plus vivre de ces projets de commande, cela va forcément avoir un impact aussi sur les autres œuvres, même si je pense que ces domaines seront plus préservés.
Il y a beaucoup de questions irrésolues pour le moment, ce qui conforte je pense l’intérêt de la journée de conférences qui ont eu lieu lundi 15. Par contre, elles ciblaient un public assez technique, il y aura donc sans doute aussi des discussions à avoir de manière plus large, avec les différents corps de métier, pour voir quels garde-fous mettre en place, s’il faut développer des réglementations. Ou, par exemple, créer des lignes de conduite pour les programmateurs en festival, même si évidemment chaque programmateur, programmatrice va faire ses choix dans son festival.
De notre côté, on verra quand la question se reposera, donc bientôt.
3DVF : Il semble effectivement utile, à minima, que chaque festival affiche clairement sa position sur ces sujets.
Les grands festivals ont aussi leur rôle à jouer. Par exemple, ayant vu qu’un des deux clips évoqués plus haut avait été programmé à Annecy, je me suis dit que nous pouvions nous permettre de le programmer aussi, que nous étions « couverts ». D’autant plus que si l’on regarde les techniques utilisées, il y a de l’IA mais aussi de la rotoscopie, 2D, 3D, etc.
Pour conclure, nous n’avons pas encore de position clairement définie sur l’IA générative dans la programmation, sans doute car nous n’avons pas encore été suffisamment confrontés au sujet, en tant que programmateurs.
3DVF : Vous attendez sans doute aussi de recevoir davantage de retours du public et de l’industrie ?
Totalement. Les retours que j’ai eus sur les clips, par exemple, vont venir nourrir ma réflexion, et si j’ai d’autres retours, cela viendra nourrir notre position pour l’année prochaine.
3DVF : Merci pour ces réponses ! De notre côté, nous continuerons évidemment de suivre la position des festivals sur ces sujets.
Pour en savoir plus sur le Festival et l’impact des IA génératives
- l’AFCA et le Festival National du Film d’Animation.
- La position du Festival d’Annecy sur les IA génératives.
- Le groupe Discord de Creative Machines.
- Sur la chaîne Youtube de 3DVF, très bientôt, une partie des conférences de l’édition 2024 du festival, et notamment son impact en animation, y compris avec des techniques comme la stop-motion.