3DVF – Jean-Baptiste, merci pour ce moment en ta compagnie ! Pour commencer, peux-tu te présenter et nous parler de ta rencontre avec l’image numérique jusqu’à ton arrivée chez Blur Studio (que l’on apprécie énormément à la rédac. depuis de longues années !)?
Jean-Baptiste Cambier : Eh bien, je pense que comme pour beaucoup d’artistes numériques, ça a commencé avec beaucoup d’incertitude et d’inconnu, mais aussi, et surtout, avec une vraie envie de créer. Mon premier pas dans l’univers CG s’est fait autour de mes 15 ans quand j’ai découvert un petit moteur temps réel, fait en JavaScript par des développeurs que je qualifierais d’audacieux, étant donné qu’il existait déjà à l’époque des moyens surement moins laborieux pour générer de la 3D… J’étais en seconde et le timing était bon, car j’apprenais alors la géométrie dans l’espace, et en ouvrant le code de ce moteur, je me heurtais pour la première fois à la notion de points dans l’espace, desquels on en déduisait les edges, puis les faces, la notion de normale, etc. Bref, les principes de base de la 3D. Et plus tard, voulant faire une carrière dans la physique et travaillant sur un devoir traitant des conséquences de la technologie sur l’environnement, j’ai eu besoin de trouver de meilleurs outils que les habituels PowerPoints et autres sliders pour expliquer certains phénomènes. J’ai alors commencé à utiliser un logiciel 3D qui me permettait de créer des animations.
Je parle d’inconnu, et on est nombreux à en faire l’expérience. Il y a une certaine magie et beaucoup de mystères quand on commence à découvrir la 3D.
Quelle surprise quand j’ai découvert 3dsMax (qui en était déjà à sa version 6 !), mais je n’imaginais pas alors que la 3D était aussi avancée, et que cela pouvait être à la portée de n’importe qui.
Je pense que c’est là que ma perspective a vraiment changé, réalisant qu’il y avait une chance de comprendre comment étaient faits les films d’animation que j’adorais, notamment Toy Story, et qu’au-delà, on pouvait toucher et émouvoir des gens avec des images entièrement faites sur ordinateur. Je dessinais un peu à l’époque, mais je suis allé prendre des cours de dessin “express” puis j’ai eu la chance d’être pris à Supinfocom Valenciennes (maintenant Rubika). J’ai ensuite passé trois ans à Paris en tant que généraliste sur Maya (orienté rigging et rendu) travaillant essentiellement chez Fullscreen et chez Wizz (maintenant Fix studio), au début sur des pubs de produits de beauté, parfums, bijoux (L’Oreal, la panthère de Cartier…), puis un peu de documentaire, d’institutionnel, etc. Ensuite, avec une forte envie de découvrir la Californie avec ma copine de l’époque (qui elle aussi travaille dans les VFX), on a eu la chance de continuer l’aventure à Los Angeles.
Mon profil de généraliste m’a rapidement permis de commencer à superviser des publicités chez EightVfx, mais aussi des séquences de long métrage (Beast of no Nation…) et des pubs de plus haut standing avec des budgets plus importants, ce qui nous permettait ainsi une plus grande marge créative. Puis deux ans et demi plus tard, alors que je venais de passer freelance, mon téléphone sonne et Blur Studio me propose de venir travailler chez eux…
J’espère ne pas être trop pompeux ou trop expansif 🙂
3DVF – Non ne t’inquiète pas, on s’enflamme vite nous aussi quand il s’agit d’évoquer nos débuts et la passion qui animait (et anime toujours !) la découverte et les premiers pas dans univers de l’image numérique, l’animation, les VFX, etc… : ). Donc pas de souci !
Bon et alors, comment ça s’est passé ?
Jean-Baptiste Cambier : C’était vraiment une chance pour moi, et ça soulevait en même temps beaucoup de questions : l’inquiétude de ne pas être à la hauteur dans un studio dont j’admirais le travail depuis longtemps, la peur de repartir de zéro sur des softs et un pipeline que je ne connaissais pas. Bon, mais qui ne tente rien…
En fait, tout au contraire. J’ai vite réalisé que venant de Maya, il faut deux à trois semaines pour être opérationnel sur 3dsMax. J’ai trouvé chez Blur un vrai esprit de famille et un environnement propice à la création et au développement (malgré sa taille comparée à celle des studios pour lesquels j’avais travaillé auparavant).
J’ai aussi eu le plaisir de travailler avec un grand nombre de passionnés de l’image au mètre carré, des artistes talentueux et riches en humanité. Chez Blur, j’ai intégré le département « Scene Assembly », qui en résume est un département composé de généralistes dans lequel on crée les décors. En fait, on rassemble les données qui viennent de l’animation, des fx, du cfx (cloth, hair…), on s’occupe du lighting et du rendu, mais aussi d’une partie du compositing dans Nuke. La plupart du temps je suis en charge de “leader” des séquences. Cela consiste à créer le décor d’une séquence, définir le look, l’ambiance pour pouvoir ensuite appliquer ce look et ce lighting sur le nombre de shots d’une séquence, puis vient ensuite le travail en équipe et la création de ces plans, puis le compositing. Je travaille aussi de temps en temps en Rigging (pour continuer à progresser dans le domaine ou tout simplement quand le besoin s’en fait sentir), et je contribue aussi à la création d’outils spécifiques pour le département.
3DVF – Pour en venir à l’actualité, Blur a récemment travaillé sur une série de trois vidéos pour le lancement du nouveau jeu Far Cry 5 d’Ubisoft. Peux-tu nous parler de ce projet qui présente les 3 protagonistes du jeu, dans une ambiance intimiste, loin des explosions et scènes d’action que l’on voit souvent dans ce type de cinématiques ?
Jean-Baptiste Cambier : Très souvent chez Blur, la démarche créative est particulièrement intéressante, et cette étape nous laisse une marge artistique assez importante. Pour la création d’histoires comme celles de Far Cry 5, cela a commencé par une longue discussion entre Ubisoft et Franck Balson (le réalisateur de ces trois vidéos). Et comme on peut l’imaginer, ça part d’une idée de base (en l’occurrence, à la demande d’Ubisoft, mettre en scène trois personnages clefs de leur jeu, dans un contexte proche d’une interview). Cette idée s’accompagne d’éléments que le développeur désire mettre en avant. Le challenge, pour les réalisateurs de Blur dans l’écriture de ce type de pitchs à l’attention des éditeurs ou développeurs, consiste à intégrer ces éléments à l’histoire, et parfois même transformer ce qui peut sembler être une contrainte en atout afin de servir l’histoire.
Dans le cas de Far Cry 5, Franck devait les représenter dans leurs environnements. Marymay dans le bar, Pasteur Jerome dans l’église et Nick Rye dans son garage. Cela contribue à créer de l’intimité et augmenter l’attachement que l’on éprouve envers ces personnages. Parfois, ce sont certaines armes ou certains aspects du gameplay que les réalisateurs doivent mettre en avant.
À partir de ces données, Franck a mis au point un “twist” pour chaque histoire : Marymay que l’on pensait être en train de préparer ou transvaser des boissons est en fait en train de préparer des cocktails molotovs ; Pasteur Jerome, que l’on pensait lire une bible, dissimuleen fait un revolver, et Nick qui prépare son avion, finit par monter une machinegun sur ce dernier. Le rythme lent et intimiste s’est un peu imposé de lui-même et encourage les propositions de script de Franck, étant donné l’ambiance “interview” de ces séquences.
Quand Ubisoft a fait appel à Blur pour ces spots, le développement du jeu était déjà très avancé. À ce stade, cela signifie qu’il existe déjà énormément d’informations et de ressources : concepts arts, character design, images du jeu, époque, lieux… Toutes ces données représentent une vraie manne pour nous.
C’est fou comme dans les premières étapes du Lookdev, on s’abreuve de tous les aspects de l’univers afin d’en saisir toutes les implications. Personnellement, cela m’impacte beaucoup à chaque fois. Ça exacerbe tes sens. Comme il y a une grande présence de bouteilles et de bois dans le bar, tu te surprends à passer du temps de ta journée à analyser souvent inconsciemment le moindre morceau de verre ou de planche de bois que tu vois. Par exemple, un soir où j’allais boire un verre avec des copains, je leur ai dit: “Vous savez quoi, au lieu de sortir à tel endroit, allons plutôt au dive bar du coin de la rue”. Du coup tu t’imprègnes des odeurs, tu regardes la quantité de salissure sur le plancher du bar, etc…
En discutant avec Franck devant un plan (en l’occurrence un one off), celui où l’on voit l’un des murs du bar, je testais différentes compositions d’objets dans le registre d’un dive bar, ces endroits un peu reculés, en marge des grandes villes. Et quelque chose ne semblait pas naturel, c’était difficile à cerner et à définir. Puis d’un coup ça nous a frappés : il fallait juste que l’on trouve la bonne proportion pour les objets de mauvais gout par rapport aux objets rétro qui aujourd’hui font redeviennent branchés. Ce que nous avions du mal à voir, c’est qu’avec tous ces objets “rétro”, le bar devenait plus hipster que véritablement dive-bar. Et cette intention, qui est très importante pour le contexte et pour rendre le personnage crédible, passe par de nombreux petits détails. Par exemple, une majorité de nos cadres entourant les photos étaient faits du même bois noir verni, sur lequel on pouvait encore voir les nervures. Eh bien en y réfléchissant, c’est ce que ferait un propriétaire de bar qui vient d’ouvrir : acheter un lot de cadre neufs pour décorer son bar. Mais à partir du moment où l’on diversifie les matériaux et la découpe des cadres, on ajoute l’impression qu’ils ont été achetés à différents moments au fil du temps et on véhicule automatiquement la notion de vécu et d’ancienneté au bar. D’autant plus que Marymay affirme même que c’est un bar qui se transmet de génération en génération.
La crédibilité passe aussi par un tas de petits détails qui représentent quand même une grande part de travail, mais qui ne se voit pas forcément à l’écran. Par exemple, tous les logos de bouteilles d’alcool à transformer, l’invention de logos originaux comme pour le jukebox, les sous-verres, les photos accrochées au mur… Pour l’anecdote, sur l’un des plans on voit un dessin d’enfant. J’ai donc pris quelques crayons et étant gaucher, j’ai dessiné de la main droite en prenant le crayon à pleine main, et j’ai tenté de reproduire ce qu’un enfant aurait dessiné.
Ces trois vidéos pour Far Cry 5 étaient tout particulièrement intéressantes pour Blur et pour tous les artistes qui ont travaillé sur le projet. À la fois pour des raisons artistiques et techniques, mais aussi par l’approche que Franck et Dan Ackers (Vfx supervisor du projet) souhaitaient mettre en place.
Tout d’abord, l’intention de Franck et du client de faire des plans relativement lents, avec des caméras très proche des personnages. Ce qui a eu pour effet d’orienter très tôt nos discussions autour de ce que le personnages ressentent quand ils parlent, de s’intéresser à leur passé, à leurs épreuves et leurs espoirs, pour réfléchir à la manière dont on allait accompagner tout ça avec les éclairages et la composition d’image, tout en gardant en tête que notre attention devait rester sur ce que la personne a à nous dire ainsi que sur ce qu’il ressent. En d’autres termes, nos discussions portaient peu sur: où place-t-on la keylight ? Quelle est la valeur de bouncelight que l’on veut avoir ? Mais ça ressemblait plutôt à : Quelles émotions ou sensations veut-on transmettre?
Personnellement, j’y ai vu une occasion qui ne s’était jamais présentée depuis que je travaille dans l’industrie.
Chez Blur, on a la chance d’avoir le meilleur des deux mondes. J’entends par là des artistes qui ont toujours eu l’habitude de travailler de la full CG et des artistes qui viennent des VFX.
L’intention de Dan et de Franck sur ce projet, afin d’être le plus réaliste possible, était de faire un véritable tournage. On a donc transformé le studio de motion capture avec qui on a l’habitude de travailler. Blur a composé une petite équipe de tournage, et on s’est mis dans les mêmes conditions que pour un tournage de pub, avec Ken Seng (directeur de la photographie de Deadpool) à la direction photo. Je me suis chargé du « data wrangling » (ce que j’avais souvent l’habitude de faire en tant que CG Sup), c’est-à-dire : prise d’Hdr, photographie Hdr des lumières, mesures du set, capture des différents light-rigs des plans clefs de chaque show, etc.
Ensuite de retour au studio, on passe par le process habituel d’un retour de tournage : réunion avec l’équipe pour que chaque artiste comprenne chaque scène à travers la topologie du tournage, comme s’ils y avaient assisté. Puis dérush des plans, montage, etc. Cela nous a fourni de précieuses informations, qui nous ont permis d’avoir très rapidement une première intention de lighting, un grain de camera analysé directement à partir des plates shootées, calcul de lens distorsion, analyse du comportement des lentilles (comment les bokeh réagissent), etc.
On s’est donc retrouvé dans une situation idéale avec un environnement que l’on contrôle totalement puisqu’il est full CG, mais aussi avec une tonne de données liées à la captation, qui nous permettent d’être techniquement corrects.