L’initiative Syrian Heritage
3DVF : Un de vos projets majeurs est Syrian Heritage, qui vise à numériser des sites en Syrie : le conflit armé porte en effet un coup important au patrimoine local. Bombardements, destructions de sites, pillages… Yves Ubelmann : C’est beaucoup plus difficile, pour des raisons de sécurité. Pour la Syrie, c’est moi qui vais sur le terrain ; et notre politique est de ne travailler que là où on a l’assurance d’avoir un minimum de sécurité. Aujourd’hui, dans ce contexte de conflit, on se restreint donc à des zones qui mettent le moins possible nos vies en jeu : pas trop proches du front, et sur lesquelles on a des informations. Il s’agit donc des zones contrôlées par le régime syrien. |
3DVF : Quelle est l’implication de la DGAM dans le projet Syrian Heritage ?
Yves Ubelmann : C’est une forme de partenariat ; nous apportons un support technologique aux scientifiques locaux qui connaissent très bien leur patrimoine, mais n’ont pas les moyens de le documenter. Il y a deux volets : Nous avons conçu le programme avec eux, et nous nous sommes aperçu qu’il a été très efficace puisqu’il permet à la fois d’acquérir des données et de mettre en place une démarche durable. |
3DVF : Vous avez travaillé sur des drones à longue portée, que vous avez notamment utilisés en Irak ; est-ce que vous avez pu les déployer en Syrie, pour les envoyer sur des zones contrôlées par certains groupes rebelles ou par l’EI ?
Yves Ubelmann : Nous n’avons pas pu faire rentrer ces drones en Syrie. Il faut bien garder à l’esprit qu’il s’agit de matériel sensible, qui peut avoir un double usage et pourrait être employé pour du renseignement. Forcément, les autorités sont méfiantes. Nous sommes généralement très transparents sur nos travaux. En Irak, avec ces drones longue portées, nous avons été suivis tout le temps, nous étions très ouverts avec les autorités irakiennes, et plus exactement avec les autorités kurdes, sur nos objectifs. |
Nous avons une éthique assez stricte par rapport aux données capturées : c’est nous qui prenons les décisions, et il est exclu de « collaborer » avec une armée ou une autre pour leur donner des informations. C’est un point auquel on tient beaucoup, nous travaillons avec un principe de neutralité : on ne s’engage pas en faveur de telle ou telle partie, on travaille avec les personnes qui nous donnent accès au terrain mais sans jamais leur donner d’informations militaires. 3DVF : Finalement, votre approche se calque un peu sur celle d’ONGs classiques… Yves Ubelmann : Exactement. C’est un peu la même éthique, nous sommes une organisation privée donc non gouvernementale, et neutre. |
3DVF : La reconstruction 3D est-elle faite sur place ? A Paris ?
Yves Ubelmann : Nous avons une équipe terrain et une équipe au bureau qui travaillent ensemble. Si on déconnecte le travail de terrain et celui au bureau, les résultats sont mauvais ; les allers et retours constants nous permettent justement d’améliorer nos techniques d’acquisition et reconstruction 3D. C’est vraiment dans cette articulation là que nous avons mis en place nos compétences. 3DVF : Vous évoquiez plus haut la DGAM et la formation de spécialistes locaux, qui peuvent faire des reconstruction sur le terrain. Est-ce que cela signifie que vous leur donnez la main sur vos outils ? |
Par contre, pour des projets plus ambitieux, par exemple un gros monument ou un quartier entier, nous avons réalisé que nous étions bloqués par la capacité de calcul à Damas. Pour des raisons très pragmatiques : il y a régulièrement des coupures de courant, et le matériel sur place est assez mauvais.
Ce que nous essayons de faire maintenant, c’est donc de mettre en place des antennes locales avec du matériel performant et des générateurs pour ne plus subir les coupures électriques. Et dans ce type de contexte, nos partenaires locaux peuvent générer les modèles par eux-mêmes. Mais évidemment, tout cela nécessite une infrastructure. Nous sommes actuellement en train de présenter des projets pour récolter des fonds afin de, justement, pouvoir mettre en place ces infrastructure locales. L’idée est vraiment de donner une indépendance aux acteurs sur place sur ces projets de numérisation, même si aujourd’hui nous fonctionnons beaucoup à distance pour les projets complexes (nous recevons et traitons les images prises sur place). |
3DVF : Est-ce que vous ne risquez pas d’être instrumentalisés dans certains cas ? Par exemple, le régime syrien pourrait en profiter pour se présenter en protecteur de son patrimoine, alors même qu’il a participé à la destruction de celui-ci… Yves Ubelmann : Le simple fait que les autorités syriennes nous accordent un visa et nous permettent de travailler montre qu’elles se soucient de cette problématique. C’est un signal positif pour nous. Nos interlocuteurs en Syrie sont des archéologues avec une formation scientifique. Il n’ont aucun role politique, juste la mission de sauver leur patrimoine. C’est dans cette mission que nous voulons les aider.
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Nous sommes conscients que chaque projet que nous menons peut être récupéré politiquement, d’un côté comme de l’autre.
Ce n’est pas quelque chose qui nous freine éthiquement : on considère que si on ne fait pas ce travail de numérisation, il ne sera jamais fait et dans 20, 30, 50 ans, quand on aura oublié ces débats politiques, on aura simplement un patrimoine totalement perdu. On préfère donc prendre le risque de cette instrumentalisation, d’où qu’elle vienne, si cela peut nous permettre de conserver les connaissances actuelles. On réfléchit dans une approche de long terme, sur plusieurs décennies. |