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Edito : Femmes, trolls, babes et jeux vidéo : vers une inévitable évolution ?

Une des tendances principales du jeu vidéo ces dernières années est la féminisation de cette industrie, avec toujours plus de joueuses. En coulisses, les femmes sont également toujours plus nombreuses au sein du processus de création. Pourtant, des évènements récents indiquer souligner que le secteur reste assez hostile à l’arrivée des femmes…

Pour mettre en lumière les problèmes dont souffre le secteur du jeu, nous vous proposons aujourd’hui un article revenant sur les dérives de l’E3 et sur l’avalanche de trolls ayant attaqué une blogueuse féministe amatrice de jeux vidéo.

E3 : Ras-le bol face aux babes ?

Conférence incontournable du secteur, l’E3 est le plus grand salon mondial du jeu vidéo et des loisirs interactifs, réservé aux professionnels et aux journalistes. L’édition 2012, qui avait lieu du 5 au 7 juin, a attiré 250 exposants et près de 46 000 visiteurs, mais a aussi créé quelques grincements de dents.
En cause ? Les fameuses « babes », ces femmes souvent très court vêtues placées sur les stands des éditeurs, qui considèrent qu’il s’agit là d’un moyen efficace pour attirer le chaland.

Ci-dessous, le coeur du problème illustré par notre confrère Jeuxvideo.fr, qui n’a apparemment pas résisté au clics faciles.
E3

Problème, le chaland n’est pas toujours un jeune mâle surexcité. Les femmes du secteur du jeu dénigrent désormais ouvertement la pratique, comme Brenda Garno Brathwaite : cofondatrice du studio Loot Drop, elle travaille au développement de jeux depuis 1981. Elle est aussi membre actif de l’International Game Developers Association (IGDA) et a été élue en 2008 au sein du bureau dirigeant cette dernière. Accessoirement, elle est aussi la compagne de John Romero, cofondateur d’Id Software.
Sur son compte Twitter, elle a explicitement attaqué l’utilisation des babes, qui selon elle lui ont donné l’impression d’entrer dans un club de strip-tease sans le vouloir. Elle a ajouté qu’elle se sent désormais inconfortable dans une industrie qu’elle a pourtant aidé à mettre en place…

Tweets garnoLa série de Tweets de Brenda Garno Brathwaite soulignant le problème des babes, postée le 7 juin 2012.



Certains seront peut-être tentés à ce stade de balayer ses propos du revers de la main, estimant avoir affaire à un point de vue ultraminoritaire ou provenant d’une « féministe castratrice et anti-sexe ». Sauf que les faits prouvent le contraire : Brenda Garno Brathwaite a travaillé sur des jeux comme Playboy: The Mansion game, a publié un livre dédié au sexe dans les jeux vidéo (Sex in Video Games), et a lancé en 2005 un groupe d’intérêt spécial international des développeurs de jeux sur le sexe au sein de l’IGDA. Elle est même opposée à la censure dans les jeux, et veut privilégier les notations telles que le système PEGI, qui donnent des indications non contraignantes aux joueurs et parents.
En bref : elle est loin de vouloir transformer les jeux vidéos en un monde de petits poneys. Ce qu’elle semble souhaiter, c’est simplement respecter le principe qu’il y a un temps et un lieu pour tout, et qu’une conférence sur le jeu vidéo destinée aux professionnels n’est pas, a priori, l’endroit idéal pour exposer des femmes quasi dénudées.

Ci-dessous, Brenda Garno Brathwaite lors d’un évènement du BAFTA en 2011, en compagnie de quelques acteurs du secteur (de gauche à droite : Rod Humble, Louis Castle, David Perry, Brenda Brathwaite, John Romero, Will Wright, Tim Schafer, Chris Hecker). Photo Creative-Commons Attribution-Share alike Wikimedia.
Plus bas, Brenda Brathwaite et John Romero lors du dernier E3 ; photo Hal Bergman, tirée de la page Facebook de John Romero.
Brenda Brathwaite

Elle n’est d’ailleurs pas seule : un grand nombre de gens ont répondu à son tweet en allant dans le même sens, comme le souligne le site anglophone sur le jeu vidéo (et féministe) The Border House. Des joueurs se sont ainsi demandés publiquement comment l’industrie peut conserver une technique marketing aussi archaïque et décalée de sa cible ; de jeunes développeuses se sentant rejetées par leurs propres éditeurs ont également exprimé leur mécontentement ou leur gêne.

Au-delà des constats féministes, il devient même possible d’aborder les choses de façon purement économique : en se tournant vers des pratiques mettant mal à l’aise les femmes du secteur, mais aussi les joueuses, les éditeurs ne se tirent-ils pas une balle dans le pied ? En créant un environnement de travail (car l’E3 est, pour les professionnels, un environnement de travail) et une publicité explicitement dévalorisants envers les femmes, ils pourraient bien inciter les professionnelles à aller voir ailleurs (ou les jeunes femmes à ne pas s’engager dans ce secteur) et les joueuses à ne pas dépasser le stade du casual gaming, se privant ainsi à la fois de professionnelles compétentes et de consommatrices potentielles.
On pourrait donc argumenter sur le fait qu’éviter les babes pourrait aussi être un atout économique…

On soulignera aussi que les opposants aux babes peuvent aussi être des hommes, qu’ils soient joueurs ou professionnels. Adam Orth, directeur créatif chez Microsoft Studio, indiquait ne pas se sentir représenté par l’évènement. Un autre professionnel regrettait de son côté que les babes ont créé une association inconsciente « femme=décoration » dans son esprit, et qu’il en venait à ne plus voir les femmes à l’E3, se privant ainsi d’opportunités professionnelles en étant aveugle aux développeuses ou éditrices.

Comble de l’ironie Brenda Garno Brathwaite a indiqué que l’E3 avait en 2006 mis en place une politique interdisant bien des abus. Politique qui semble aujourd’hui oubliée…

On notera que le problème ne concerne pas que l’E3 : lors du dernier Paris Games Week, la promotion de Saint Rows 2 était assurée par un stand fermé au sein duquel deux femmes faisaient une démonstration de pole-dance en bikini. Subtilité assurée dans un évènement dit « famillial ».
On se souviendra aussi, en 2010, de la performance assez sidérante de Jean-Claude Larue, délégué général du SELL (syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs, qui orgnise Paris Games Week et a fui le Festival du Jeu Vidéo), qui dans une vidéo incitait les internautes à venir en mettant en avant les babes avant même les jeux.
Nous l’avions d’ailleurs évoqué à l’époque.

Enfin, soulignons que la dérive concerne aussi les journalistes : les sites de jeu vidéo, qu’ils soient anglophones ou francophones, se délectent des photos de babes, leur consacrant même des articles dédiés générateurs de clics. JeuxVideo.fr, JeuxActu.com ou encore Gameblog s’en sont donné à coeur joie, certains dédiant même aux babes des vidéos spéciales. Certains sites américains ont même proposé de noter les différentes babes…

D’autres sites tournés vers le jeu vidéo, comme Kotaku, ont pris une position radicalement opposée en laissant entendre les voix critiquant cette pratique ; le site souligne d’ailleurs que d’autres salons limitent fortement les babes, comme le PAX, qui autorise leur présence mais en tenue décente et à la condition qu’elles soient présentes pour vendre les produits, pas pour être le produit. Une nuance de taille.

Femmes vs Clichés : l’attaque des trolls

Babes et E3 mis à part, le sexisme est aussi présent au coeur des jeux et de la communauté des joueurs. Le dernier révélateur en date : un projet lancé par Anita Sarkeesian, à l’origine du site Feminist Frequency. Son credo : décortiquer en vidéo (la plupart du temps avec sous-titres français disponibles) la culture populaire pour pointer du doigt le sexisme latent qui s’y trouve, ou tout simplement analyser la représentation des femmes.
Par le passé, elle a ainsi montré de façon magistrale l’évolution du marketing chez Lego, qui vise aujourd’hui essentiellement les garçons et cantonne les filles à un univers rose bonbon caricatural, alors que par le passé la marque s’adressait de façon indifférenciée aux deux sexes. Elle a aussi souligné le sexisme latent de différentes chansons de Noël aux USA, ou souligné dans une série de vidéos les clichés classiques des rôles féminins au cinéma ou à la télévision (si vous voulez connaître le principe de la schtroumpfette ou ce qu’est une femme dans le frigo, n’hésitez pas à y jeter un oeil).

Son dernier projet : se focaliser sur un domaine qu’elle apprécie, les jeux vidéo, et y renouveler le concept de série de vidéos sur les clichés. Demoiselle en détresse, obj
et sexuel destiné au combat, coéquipière sexy, les femmes en tant que décor ou encore les femmes en tant que récompense pour le joueur, les exemples sont nombreux.

Evidemment, un tel projet demande du temps et des recherches, Anita Sarkeesian a donc lancé un projet sur Kickstarter, pour faire appel à la générosité des internautes. Voici la vidéo de présentation :

L’objectif de la campagne était donc simple : récolter 6 000$ pour réaliser 5 vidéos. En moins de 24 heures, l’objectif est atteint, à la grande surprise d’Anita Sarkeesian ; elle décide de créer d’autres objectifs, promettant pour telle ou telle somme atteinte de réaliser jusqu’à six vidéos supplémentaires, puis d’améliorer la qualité des vidéos en renouvelant son matériel de production.
Petit à petit, le compteur continue à monter…

Ci-dessous : des autocollants créés pour le projet (une des récompenses possibles pour les personnes soutenant financièrement les vidéos), et deux photos postées par Anita Sarkeesian lors du passage des 1000 puis 2000 soutiens. A l’heure où nous écrivons, plus de 6200 personnes ont apporté plus de 143 000 dollars.
Feminist Frequency

Mais rapidement un grain de sable s’infiltre dans la machine, bientôt suivi de nombreux autres : une armée de commentateurs oscillant entre le troll de base et le misogyne manifeste lancent une attaque de masse sur la vidéo Youtube. Des blagues à l’humour douteux lui suggèrent de retourner faire la cuisine, tandis que d’autres trolls se lancent dans des attaques personnelles, voire dans des menaces de viol ou de mort. Le fait qu’elle soit juive conduit à des tirades antisémites, tandis que d’autres suggèrent qu’Anita Sarkeesian souffrirait tout simplement d’un manque sexuel. Sans compter ceux qui souhaitent ouvertement que les personnes ayant contribué au projet meurent du cancer. En bref, donc, du trollage en règle et de la haine. Via Twitter ou Facebook, l’auteure a reçu d’autres créations poétiques du même niveau. (pour plus de détails, Anita Sarkeesian a mis en ligne une copie d’écran montrant une partie des commentaires)

Certains ont opté pour d’autres modes tout aussi subtils, comme le vandalisme de l’article Wikipédia consacré à l’auteure : photo à caractère sexuel, insultes sexistes glissées dans la biographie. L’article est aujourd’hui en mode protégé pour éviter d’autres surprises.

Vandalisme

Bien entendu, les menaces sont dans leur immense majorité de simples mots, et non un danger physique réel. Mais leur nombre démesuré souligne un problème réel au sein de la communauté des joueurs. D’autant plus que les objections au projet se démontent aisément, comme l’a souligné l’excellent site RockPaperShotgun :
– les hommes ont eux aussi des rôles stéréotypés dans les jeux vidéo, et des physiques caricaturaux ? Oui, cela peut être le cas, mais il s’agit ici de répondre au fantasme du joueur, qui peut le temps d’une partie jouer un gros bras surpuissant. Les femmes ultra sexualisées dans les jeux, de même que les elfettes dont l’armure ne couvre aucun organe vital, ne sont pas là pour que les joueuses puissent s’identifier à elles mais pour répondre à un besoin de chair fraîche supposé des joueurs masculins hétérosexuels.
– non, Anita Sarkeesian n’a jamais dit qu’il n’y avait pas de personnages féminins positifs, et il est d’ailleurs facile d’en trouver. Ce que veut souligner Anita Sarkeesian, c’est que la grosse majorité ne sont pas satisfaisants, offrant des représentations superficielles de la femme.
– non, il ne s’agit pas de nier ou bannir sexualité et nudité. Le but n’est pas ici d’effacer toute trace de décolleté ou toute référence au sexe, mais de faire en sorte que les personnages féminins ne soient plus définis principalement, voire exclusivement, via leur sexualité. En clair, d’apporter de la profondeur aux personnages.

Enfin, il faut souligner que le projet de Feminist Frequency ne prétend pas interdire, brimer ou stopper les gamers qui voudraient jouer à un jeu aussi profond que Lollipop Chainsaw (qui propose d’incarner une pom-pom girl blonde découpant du zombie à la tronçonneuse, autrement dit l’exemple type de ce qu’Anita Sarkeesian appelle un « Fighting F#@k Toy »). Simplement de mettre en lumière les clichés. Simplement de proposer aux joueurs et aux joueuses de réfléchir sur leur média favori. Simplement de proposer aux développeurs, concepteurs et producteurs de prendre un peu de recul et, peut-être, de proposer plus de variété dans les jeux vidéo.

L’avalanche de trolls n’aura toutefois pas été sans conséquence. De nombreux sites et journalistes ont repris l’affaire : Kotaku, The Escapist, Game Industry, Gamespot, Wired, The Guardian,… (une liste plus complète est en ligne sur Kickstarter)

Le résultat ? En voulant faire taire l’auteure du projet, les trolls n’ont fait que lui donner encore plus d’echo. Sur les 6 000$ qu’elle espérait, peut-être, récolter, Anita Sarkeesian a pour le moment rassemblé… Plus de 143 000$, à 15 heures de la fin de la levée de fond.
De quoi créer en plus des vidéos sur les clichés un ensemble de contenus pour le secteur éducatif, une vidéo dédiée aux défenses classiques du sexisme dans les jeux, mais aussi et surtout, on l’imagine, la possibilité pour Anita de se consacrer à plein temps à Feminist Frequency.

Si les trolls ont la vie dure, il semble donc que désormais, certaines et certains aient décidé de ne plus se taire.

Pour plus de détails : le projet sur Kickstarter ;
Le site de Feminist Frequency.

N’hésitez pas à commenter sur ces évènements, et sur la réflexion qui peut en découler : le secteur du jeu vidéo est-il aujourd’hui encore trop hostile aux femmes, qu’il s’agisse des joueuses ou des professionnelles ? Les éditeurs et les joueurs doivent-ils prendre du recul et se remettre en cause face à ces problématiques ?

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